Titre Entirely yours
Auteurs Lois Smes & Karyn Adler
Editeur Kyrro Editions
Date de sortie 2 novembre 2022
Un titre à commander ici Entirely yours
Kyrro Editions fait partie de ces maisons que je suis avec plaisir, quitte à pousser le curseur de mes lectures habituelles.
Ses deux cœurs pensants ou têtes aimantes, comme vous préférez, Karyn Adler et Lois Smes ont ce même don.
Elles sont capables de me faire hurler « banco » pour un livre qui sort largement de ma zone de confort.
Ainsi en est-il d’Entirely yours, un roman que j’ai dû, à plusieurs reprises, reposer quelques heures pour reprendre mon souffle.
L’histoire prend sa source à Baltimore, plus précisément à Orangeville, le jour où Egan Stanford, ex-soldat reconverti dans la police, débarque presque par hasard dans « la maison de l’horreur’.
On en voit parfois dans les faits divers, de ces résidences où la vie s’est arrêtée, où un bourreau familial garde sous sa garde ses enfants, dévoués à son usage exclusif. Ainsi en est-il de la famille Anderson, où la fille aînée, Ezia, tente à la fois de contenter son père et de protéger ses frères et sœurs Anna, Jonas, Abraham, Jezabel, Jacob et Rachel.
À travers de judicieux flashbacks, on entre de plain-pied dans le ressenti de cette fille aînée, consciente de la monstruosité de son père, à demi seulement tant ce qu’il lui a inculqué contre son gré est profondément ancré au plus profond de son âme et de son corps, même trois ans plus tard.
En effet, et c’est là l’un des points très forts d’Entirely yours, l’histoire commence là où habituellement elle s’arrête, lorsque les projecteurs de l’actualité s’éteignent et qu’il faut survivre à « l’après ».
Du passé des enfants, on en saura davantage, plus tard.
De ce qui se passe immédiatement après la libération, on n’en a qu’une vague idée. Tout au plus sait-on qu’il n’est pas facile d’acquérir un statut de héros sur un simple coup du sort, sur une réaction qui tient davantage du réflexe que de l’héroïsme.
Mais quand, comme Egan, on est un homme de devoir, pas simple de composer avec un statut que certains trouvent usurpé. Depuis trois ans, il tente, coûte que coûte, de justifier son statut de héros d’Orangeville et d’endosser un costume trop grand pour lui.
D’une certaine façon, la situation d’Ezia n’est pas différente. Tous ceux qu’elle croise et qui l’identifient la regardent comme une bête de foire, développent des questions tendancieuses, nourrissent des soupçons quant à son statut de victime et une curiosité des plus malsaines.
Il n’y a qu’un endroit dans lequel elle se sente à la fois utile et à l’abri, le refuge qui l’a accueillie à sa sortie. Les personnes en qui elle place sa confiance ne sont pas nombreuses; Miranda, la responsable du refuge et le docteur Coleman qui la suit depuis trois ans et l’accompagne sur le long chemin de la reconstruction.
En effet, c’est l’un des thèmes centraux de ce roman: comment se reconstruire après un tel traumatisme ? à supposer qu’on en soit capable.
Coupée de sa fratrie, à part Jonas qui débarque, de loin en loin, dans sa vie, Ezia n’a que peu de repères. L’un d’entre eux relève presque du fantasme, en tout cas du mythe, celui du héros et du sauveur.
Aussi lorsque la jeune femme a l’occasion de revoir celui à qui elle doit tant, des sentiments forts entrent en collision et donnent naisance à une histoire d’amour pleine de déséquilibres, d’ombres et de doutes.
Les analyses psychologiques condamneraient sans doute une telle relation.
Ezia a rencontré Egon à un âge où on tombe amoureuse de toute figure un brin héroïque: un prof, un sportif, un aventurier. Alors l’homme propre sur lui qui vous a arraché à une existence sordide, que demander de plus?
Egon rencontre Ezia à un moment de sa vie où il se reconstruit de son passé militaire. Si son image de héros lui colle à la peau comme une poix impossible à faire partir, il garde un attachement certain pour ceux qu’il a sauvés de l’enfer, sans prévoir un instant que ‘l’une d’entre elles saurait le toucher en plein cœurs à un moment où tout s’enfuit entre ses mains.
Pour les deux personnages, il y a une bouée de sauvetage en l’autre, une porte entrouverte vers une rédemption ou un avenir lumineux. Peu importe ce que les autres pourraient en penser. D’ailleurs, ont-ils besoin que quelqu’un pénètre dans leur cocon protecteur pour juger, commenter ou qui sait? tenter de les séparer.
L’histoire qui se noue entre ces deux âmes seules est un amour absolu qui se nourrit de l’autre et exclut tous ceux qui sont extérieurs au cercle. Comme si l’autre détenait seul la moitié de son cœur et le morceau manquant de son âme et de sa vie.
Je ne vous dirai rien de plus de l’histoire pour ne pas en dire trop. Par contre je vous expliquerai volontiers les raisons pour lesquelles ce roman m’a remuée.
Tout d’abord, je ne suis pas une habituée des romances à thème très sombre. Or celle-ci en est indéniablement une.
Les quelques pages consacrées au passé d’Ezia avec son père m’ont saisie à la gorge. Je ne serais sans doute pas allée spontanément vers ce titre s’il n’avait été le fruit de la collaboration de ces deux cœurs-là. Et je suis heureuse d’avoir passé la porte des quartiers sombres de Baltimore.
Mais par-delà cet aspect, j’ai surtout aimé dans ce roman la complexité des personnages. J’ai aimé ce parti pris temporel qui permettait de sortir de l’émotion de l’immédiate libération pour entrevoir le long terme. On se doute bien qu’on ne sort pas indemne d’années de détention et de mauvais traitements. Le personnage d’Ezia m’a passionnée parce que, parallèlement à ce que le docteur Coleman lui permet de se réapproprier, il y a aussi le reste et celui-ci est puissant. Il imprègne ses réflexions, ses réflexes également, conditionnés dans ce que l’on attend d’elle. J’ai été troublée plus d’une fois par la capacité de la jeune femme à ne donner au médecin que ce qu’elle veut ou plutôt que ce qu’elle croit qu’il veut entendre.
Les études sur les syndromes post traumatiques et les séquelles trouvent ici un écho sensible des plus réussis.
On retrouve chez Jonas les mêmes habitudes mais aussi toute la difficulté à se réintégrer dans une vie où on pourrait faire « comme si » il ne s’était rien passé. Je serais curieuse de savoir ce qu’il en est des plus petits, tenus à l’écart de l’intrigue.
De la même façon, le personnage d’Egan est lui aussi issu d’un gros travail sur la psychologie des personnages. Est-il si facile de passer du jour au lendemain au statut de héros? Comment le gère-t-on lorsqu’on a l’impression d’être un usurpateur? Est-il sain d’accepter d’être, d’une certaine façon, le sauveur?
Ce travail sur la psychologie de chacun et l’évolution de l’histoire m’a remuée, chamboulée, bouleversée. Autant de signes d’une lecture très réussie pour un roman à ne pas laisser passer.